Géographe jusqu’au bout des ongles

 

Il est l’une des figures emblématiques de l’Université camerounaise et de nombreuses autres à travers le monde. François Kengne Fodouop, professeur émérite des universités, partage sa vie entre enseignement, recherche, publication de livres et de travaux scientifiques et direction des travaux universitaires. Un géographe d’une rare espèce.

 

A 71 ans, le Pr Kengne Fodouop déborde d’énergie et d’engagement. Ici, il dirige des thèses ou des mémoires ; là, il est dans ses recherches s’il ne s’investit pas dans les activités culturelles de son Bandjoun natal, à l’instar de son implication sans réserve dans la publication de cet admirable ouvrage sur le festival Msem Todjom cosigné chez L’Harmattan en 2021. Travailleur acharné, il en veut encore et toujours. Il explore, questionne, analyse… Tout ce que doit faire un enseignant chercheur de sa trempe. C’est le sens qu’il a donné à sa vie depuis qu’il a signé son premier contrat à l’Université fédérale du Cameroun (le siège de l’université de Yaoundé I aujourd’hui).

Mais pour y arriver, que d’épreuves a-t-il eu à braver ! Quand il voit le jour en 1950, la joie de sa famille est de très courte durée, puisqu’il n’ouvre même pas encore les yeux lorsque sa mère décède (à l’époque, c’était au bout de trois semaines, voire plus, que le nouveau-né pouvait ouvrir les yeux pour la première fois). Deux semaines tout juste de contact avec elle, lui dira-t-on plus tard. A peine le temps de faire connaissance. Le nourrisson est alors confié à sa tante paternelle. Ce qui l’a amené à créer le néologisme « mère allaiteuse », en miroir à la mère biologique, là où tout le monde se contente de dire tout simplement « mère ». Et même, confie le Pr Kengne Fodouop, sa « mère allaiteuse » devait à son tour recourir à une autre femme allaitante du voisinage pour nourrir son neveu. La vie n’est vraiment pas rose par ici, mais rien n’arrête le destin.

Globe-trotter dès la sortie du berceau

Tout ceci se passe à Mvu’, un quartier de Bandjoun. Le nourrisson va ainsi survivre grâce à la solidarité familiale et du voisinage. Vient l’heure d’aller à l’école. Il est inscrit à l’école catholique de Mvu’ à la SIL, qu’il fréquente jusqu’au Cours Préparatoire. Il migre ensuite à l’école catholique Hok, puis à celle de Demdeng. Il boucle finalement son cycle primaire en 1963 à l’école principale de Dja avec l’obtention de son Cepe, recueilli qu’il était par son oncle maternel à Tsecha, à la disparition de sa « mère allaiteuse » en août 1962. Le jeune certifié prend la route de Douala, la capitale économique où l’attend sa sœur aînée, précocement mariée à 16 ans, « afin de trouver des ressources pour mon éducation », se souvient-il aujourd’hui avec beaucoup d’émotion. Celle-ci l’accueille donc. Ainsi débute l’aventure du secondaire du jeune enfant qui, malgré tout, est bien épaulé par son oncle maternel et son beau-frère. Kengne Fodouop présente et obtient haut la main son entrée en 6ème au collège Saint Michel. Tout se passe bien, et même très bien, puisqu’au bout de quatre ans, il termine le premier cycle du secondaire, son Bepc en poche.

Sa Seconde, il la fera au collège Libermann avant de migrer au collège Chevreul. Quand il présente le concours de Libermann qui n’avait alors que deux séries (B et C), c’était dans l’intention d’embrasser la B (la série littéraire), du fait de son niveau plutôt bas en mathématiques. Malheureusement, ou heureusement pour lui, il aura une moyenne de 16/20 en mathématiques alors qu’il avait terminé son année avec 08/20. Ce qui amène les dirigeants du collège à l’orienter en 2nde C. A la fin de l’année, il est encore trahi par les mathématiques et a le choix entre reprendre l’épreuve des mathématiques à la rentrée pour continuer en 1ère C ou alors s’orienter ailleurs en 1ère A. C’est ainsi qu’il se retrouve au collège Chevreul, « sans accuser le moindre retard », précise-t-il. Séjour couronné par l’obtention de son Certificat de probation, puis de son Baccalauréat A4 en 1970 à 20 ans.

L’appel de la géographie

Il monte à la capitale et s’inscrit en géographie à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université fédérale du Cameroun. Et pourquoi la géographie ? « A l’examen de probation, j’avais eu une note de 16/20 en géographie, explique-t-il. L’épreuve portait sur la vie dans le désert. » Une note et un sujet qui l’ont marqué à vie. Son choix est ainsi fait deux ans avant son entrée à l’université. Il n’a pas eu besoin d’une orientation particulière. Son oncle maternel et son beau-frère n’y comprenant rien,  n’ayant pas fait de grandes études, sinon juste ce qu’il fallait pour s’en sortir dans les milieux cosmopolites. Ici, tout se passe bien. Sans bavure, il obtient sa Licence en 1973 et s’inscrit en DES (Diplôme d’Etudes Supérieures) qu’il obtient en 1974 avec la mention Très Bien. Il engage ainsi son premier travail de recherche. Mais avant de prendre ses vacances après son DES, il rencontre le doyen pour avoir son attestation de réussite. Le doyen est subjugué par ses résultats de DES et lui propose de le recruter comme enseignant de Géographie. Il rédige séance tenante une demande d’emploi qu’il remet au doyen.

Passager d’un vol spécial pour Paris

Le président Ahmadou Ahidjo venait de décider de faire former les formateurs nationaux en vue de remplacer les étrangers, en l’espèce, les Français qui tenaient les étudiants à l’époque. L’essentiel du corps enseignant était alors constitué de français. Le jeune étudiant passe ses vacances à Douala où il entraîne les candidats au Baccalauréat admis en session de rattrapage d’octobre. Mais il va écourter son séjour car il a été retenu comme bénéficiaire de la bourse d’Etat pour aller en France. Mi-septembre 1974, il monte dans le Boeing 707 La Sanaga, vol spécialement affrété par le président Ahidjo. Cet avion transporte également de futurs éminents professeurs d’université comme Carlson Anyangwé, Paul Gérard Pougoué et de futurs membres du gouvernement et hauts commis de l’Etat. Pour tout dire, la crème de la future élite intellectuelle du Cameroun.

Premier arrêt à Paris dans la famille d’un ami ayant obtenu la même bourse, puis une inscription à l’université Bordeaux III, Bordeaux étant le centre de la géographie tropicale. A Bordeaux III, il retrouve Guy Lasserre qui avait été président de son jury de Licence à l’Université fédérale  en 1973, sanctionné par une note de 15/20. Il est en thèse et prépare son doctorat 3ème cycle qu’il obtiendra en 1977. Thème : Bonabéri dans Douala, autonomie et interdépendance, sous la direction de celui-ci. Après quoi, il prend une inscription en vue de l’obtention du Doctorat d’Etat ès-Lettres. C’est le sésame qui permet d’accéder au rang de professeur magistral et de diriger les travaux de recherches scientifiques. Il obtiendra ce doctorat d’Etat en 1987, soit 10 ans plus tard, à force de recherches et de publications. Ce qui est un bon record de célérité.

Enseignant au long cours

En août 1977, frais émoulu sorti de l’université de Bordeaux III, le jeune diplômé rentre au pays et est immédiatement recruté au département de géographie. Plus de 40 ans plus tard, il y est toujours, tout en écumant le monde en qualité d’enseignant invité ou vacataire dans plusieurs dizaines d’universités. Mais surtout, le Pr Kengne Fodouop est le formateur et encadreur de nombreuses générations. Ils sont enseignants, chercheurs, cadres, créateurs de richesses, hauts commis de l’Etat… disséminés ici et ailleurs. Il gravit, au fil des ans, tous les échelons jusqu’au sommet, même si souvent, on lui glisse des peaux de bananes : Assistant, Chargé  d’enseignement, Maître de conférences, Professeur, et Professeur émérite.

Imperturbablement, il avance, continue de former les jeunes avec une fierté non feinte et multiplie les publications et les rencontres scientifiques comme si sa vie en dépendait.

D’une certaine façon, sa vie en dépend. Essayez de lui retirer la géographie… Mais en fait de géographie, le domaine de compétences du Pr Kengne Fodouop est large et varié : Aménagement du territoire, développement durable, monde urbain, économie informelle, transports et mobilité, géopolitique territoriale, diagnostic territorial, prospective territoriale, recherche action, projets de territoire, évaluation environnementale, élaboration des documents de planification et de programmation, mondialisation, épistémologie de la géographie, cartographie thématique.

Tout un programme. Normal, la géographie est une science transversale. Et la transversalité lui va comme un gant ! Ce qui fait de lui « un bon client » pour les médias d’ici et d’ailleurs comme par exemple la Crtv (Actualités Hebdo) ou France 24, ainsi que de nombreuses chaînes de radio qui l’invitent régulièrement pour qu’il partage sa science.

 

Dominik Fopoussi