«Il faut écouter son cœur et ses envies»
On dit souvent que le journalisme mène à tout. Celui de Jean Marie Teno l’a mené au cinéma. Réalisateur, producteur, scénariste, directeur de la photo, monteur… il a fait le tour de tous les métiers du cinéma et en veut encore.
Quels étaient tes rêves d’enfant ?
Enfant, je ne rêvais de rien. J’essayais de survivre comme la plupart des enfants.
Comment s’est passée ta scolarité ?
J’ai eu une scolarité chaotique, car venant d’un milieu pauvre et d’une famille déstructurée. Je me suis laissé porter par la vie. Avec un peu de chance, j’ai pu entrer au Lycée Leclerc avec une bourse et j’ai fait des études supérieures jusqu’à la maîtrise, sans grande conviction, car je crois que j’étais un homme en colère sans trop savoir ni contre quoi ni contre qui. Une question à laquelle je n’ai pas trouvé de réponses : pourquoi certains naissent avec tout ou presque tout et d’autres avec rien ou presque rien ?
Comment es-tu arrivé au cinéma ?
Par le journalisme. Avec des amis à Paris (Mal Njam le fondateur du journal, Simon Njami, Blaise Njehoya, Miclel Lobe Ewane…), nous avions lancé Bwana magazine, un journal dans lequel je m’occupais de la rubrique cinéma. Lors de mon premier voyage au Fespaco à Ouagadougou en 1983, j’ai compris que ce que je voulais faire c’est du cinéma.
Quel regard avait-on sur les enfants qui allaient au cinéma dans les 60/70 ?
J’étais parmi les enfants qui allaient au cinéma régulièrement. C’était pour moi une fenêtre sur le monde, sur la vie. C’étaient nos premières leçons de philosophie même. Dans tous ces films d’actions, il y avait toujours une morale qui était claire, qu’on acceptait ou qu’on refusait.
J’aimais aussi lire, mais c’était compliqué avec une lampe tempête et à l’adolescence avec des problèmes de vue qui n’ont pas été détectés. Et petit à petit, la lecture est devenue un calvaire. Franchement, je m’en foutais de ce que tout le monde pouvait penser.
Des clichés de perversion circulent sur le monde du cinéma. Vue de l’esprit ou description réelle ?
Je ne sais pas de quoi vous parlez dans un pays où la perversion est partout.
Comment rassurer les parents qui y voient une histoire de voyous et qui refusent de laisser leurs filles s’y embarquer ?
Je n’ai pas besoin de les rassurer. Ils n’ont qu’à se regarder dans la glace et à se poser les vraies questions. Sont-ils des modèles pour leurs enfants ? Quand ils vont corrompre les enseignants, les fonctionnaires pour des choses auxquelles ils ont droit, quel exemple donnent-ils à leurs enfants ? Ce n’est pas parce qu’on peut payer qu’il faut le faire pour tout ? Voyez le résultat 20, 30 ans plus tard !
Ce n’est pas au cinéma que leurs enfants voient les mauvais exemples, c’est en les regardant évoluer dans ce monde qu’ils ont contribué à façonner.
Il semble plus évident pour nombre de jeunes qui rêvent de cinéma d’être devant l’objectif plutôt que derrière la caméra. Mais, tu as choisi d’être derrière la caméra, celui qu’on voit moins. Pourquoi ?
Ce sont les idées de celui qui est derrière la caméra qui sont exprimées au cinéma devant la caméra. Le patron c’est celui qu’on ne voit pas. Celui qui est devant la caméra exprime la vision de celui qui est derrière la caméra.
Tu as beaucoup de casquette dans les métiers du cinéma : réalisateur, producteur, scénariste… Comment y es-tu parvenu ?
C’est l’expérience et la passion de faire ce métier. Aujourd’hui, à travers la formation, j’essaie de transmettre un peu de mon savoir aux jeunes Camerounais. J’ai commencé un atelier Patrimoines-Héritage où je formais des jeunes en 2017 à Bandjoun Station. C’était une formation gratuite pour les participants. J’ai approché les Elites et les Autorités pour demander un soutien logistique, personne n’a cru en moi. Malgré le nombre important de villas qui sont inoccupées pendant une partie de l’année à Bandjoun et dans l’Ouest, personne n’a pensé qu’il pouvait permettre à des jeunes compatriotes de se réunir pendant 2 ou 3 mois pour se former. J’ai commencé à bouger dans le pays. Nous sommes à la 3ème édition. Les stagiaires sont formés gratuitement et viennent de tous les horizons. Quand on reçoit toute sa vie des soutiens, il arrive un moment où on peut aussi laisser quelque chose aux autres. C’est très difficile de comprendre ça pour beaucoup chez nous. Les gens passent toute leur vie à accumuler des fortunes et le jour de leur mort, leurs enfants se déchirent et dilapident tout cet argent en peu de temps. Qu’ils soutiennent la culture de leur vivant et qu’ils soutiennent ceux qui œuvrent pour former la jeunesse.
Si un jeune devait suivre ton exemple, quel est le chemin à suivre ? Que doit-il savoir ? A quoi doit-il s’attendre ?
Chacun trouve son chemin. Il faut écouter son cœur et ses envies et aussi saisir les opportunités qui s’offrent à vous. Il n’y a pas de chemin tracé et l’histoire est faite d’itinéraires singuliers qui sont des réussites ou des échecs. Et en regardant certaines de ces réussites, on devrait aussi essayer d’apprendre de la vie. Car notre passage sur cette terre est un long apprentissage et jusqu’à mon dernier souffle, je suis en train d’apprendre des autres, de mes erreurs et de mes échecs. Et une chose importante pour moi est la marche à pied. Je marche dans Bandjoun et ailleurs et je découvre toutes les beautés qu’il y a sur cette terre.
Y a-t-il des écoles de cinéma en Afrique, au Cameroun ?
Oui, il y a quelques écoles de cinéma en Afrique. Au Cameroun dans les Instituts des Beaux-arts, il y a des options cinéma, mais ceux qui sortent diplômés de ces écoles sont en phase d’apprentissage. Bien sûr, il y a beaucoup de boîtes pour faire de l’argent qui ne sont des écoles de rien, car ceux qui y enseignent sont eux même ignorants. L’éducation dans notre pays est un réel problème, c’est une sorte d’éducation coloniale, dans laquelle on ne vous forme pas à faire mais à avoir peur de faire. C’est pour ça que j’ai commencé des formations basées sur la pratique. Les questions théoriques sont abordées quand les cas pratiques les révèlent. C’est comme une forme d’apprentissage, un peu comme les artisans formaient des générations de Camerounais. Mais en mettant ensemble plusieurs personnes avec des projets différents, nous abordons différentes situations possibles et nous continuons d’échanger avec les apprenants pour qu’ils se perfectionnent. C’est un travail que je prends sur moi de faire, ce n’est pas une usine à arnaquer les gens où on vous demande un ou plusieurs millions. Je sais d’où je viens et je ne pense pas que seuls les enfants de ceux qui ont l’argent méritent d’apprendre, mais ceux qui sont passionnés et ont quelque chose à dire.
Il existe des formations à distance, mais qui coûtent tout de même cher. Comment financer sa formation quand on sait que les études classiques coûtent déjà la peau des fesses ?
Je ne sais pas.
Je fais ce que je peux et je demande aux Elites de faire un geste vers ceux qui ont envie de donner à la communauté et je reviendrai lancer une formation à Bandjoun si les Elites et les Autorités manifestent un intérêt.
Quelles qualités peuvent prédisposer aux métiers du cinéma ?
Être courageux, ne pas avoir les yeux fermés, savoir écrire, être digne, aimer les autres et aimer la vie.
Le cinéma nourrit-il son homme ?
Ça dépend ce que vous appelez nourrir son homme. Il y en a qui ne sont contents que quand ils mangent à toutes les heures de la journée. Il y en a d’autres qui sont contents avec un repas sans viande par jour. Il y a en plus beaucoup de sortes de nourritures. Mais une des plus importantes, c’est la nourriture spirituelle. Le cinéma est une nourriture spirituelle qui deviendra indispensable pour sauver ce pays.
Quelles difficultés as-tu rencontrées sur ton parcours ? Comment les as-tu surmontées ?
La plus grosse difficulté, c’est l’incompréhension due parfois au manque de communication et à une peur inutile. Qui ne rencontre pas de difficultés ? Mon plus grand regret est ce film que j’ai voulu faire à Bandjoun depuis 2004 avec l’arrivée du nouveau Fo et qui ne s’est pas fait. En 2007, j’ai approché feu Fotso Victor qui avait été un ami d’enfance de mon père et il m’a demandé ce que je souhaitais. Je lui ai demandé de lui faire une interview pour qu’il raconte pour la postérité sa vision, son initiative de créer une sorte de sécurité sociale à Bandjoun. Il a pris peur et il a refusé. Mais ses amis du RDPC ont cru que je lui voulais du mal comme je n’étais pas dans une attitude de mendicité et de flatteries.
Quels sont tes meilleurs succès ?
Je pense que mes succès deviendront connus quand je serai mort. Et aujourd’hui, j’ai des films qui ont 30 ans et qui continuent d’être utilisés dans les universités américaines. Si un patron de télévision chez nous (n’importe lequel) avait un peu de courage et d’audace, il me confierait la direction des programmes documentaires de sa chaîne et un créneau à l’heure qu’il veut et un budget. Il verrait que les histoires de la vie quotidienne peuvent faire de l’audience et une très bonne audience, loin de toutes ces comédies sans lendemain qui abrutissent les gens et dépravent les mœurs.
L’Afrique offre-t-elle des possibilités d’épanouissement aux acteurs du secteur du cinéma ou bien est-on obligé d’aller vivre en Occident comme toi ?
Demandez aux patrons de télévision de s’entourer de gens compétents et de faire comme dans tous les pays : faire le dos rond et lutter pour la liberté d’expression et les opportunités vont apparaître.
Propos recueillis par Dominik Fopoussi
Filmographie
Jean-Marie TENO est né au Cameroun. Il arrive en France en 1978 pour y poursuivre des études universitaires en communication audiovisuelle. Il réalise son premier documentaire, Schubbah, en 1983. Rapidement, il ressent la nécessité de produire et de distribuer lui-même ses films et crée LES FILMS DU RAPHIA en 1987. Par une approche personnelle qui énonce les maux qui minent les sociétés africaines aujourd’hui, Teno a réussi à constituer un catalogue de films qui, pris individuellement ou collectivement, donne un portrait fascinant de l’Afrique contemporaine et aide à comprendre les enjeux derrière les discours volontaristes ou cyniques des uns et des autres sur l’Afrique.
Parmi ses films citons :
LE FUTUR DANS LE RETRO (2018) – Long-métrage documentaire
UNE FEUILLE DANS LE VENT (2013) – Court-métrage documentaire
LIEUX SAINTS (2009) – Long-métrage documentaire
LE MALENTENDU COLONIAL – (2004) – Long-métrage documentaire
LE MARIAGE D’ALEX (2002) – Court-métrage documentaire
VACANCES AU PAYS (2000) – Long-métrage documentaire
CHEF ! (1999) – Long-métrage documentaire
CLANDO (1996) – Long-métrage fiction
LA TETE DANS LES NUAGES (1994) – Court-métrage documentaire
AFRIQUE, JE TE PLUMERAI (1992) – Long-métrage documentaire
MISTER FOOT (1991) – Court-métrage documentaire
LE DERNIER VOYAGE (1990) – Court-métrage fiction
BIKUTSI WATER BLUES (1988) – Long-métrage documentaire
LA GIFLE ET LA CARESSE (1987) – Court-métrage fiction
FIEVRE JAUNE TAXIMAN (1985) – Court-métrage fiction
HOMMAGE (1985) – Court-métrage documentaire
SCHUBBAH (1983) – Court-métrage documentaire